MARCOS LOZANO MERCHáN

Pulchritudo valet

En parte, el arte completa lo que la naturaleza no puede elaborar, y en parte, imita a la naturaleza.

Aristóteles

TUESDAY, 23 OCTOBER

Pascale Martinez, art historian doctor

L’œuvre de Marcos Lozano Merchan jaillit comme une lumineuse exception dans le paysage de la création contemporaine. Le travail de ce jeune peintre et sculpteur espagnol peut conduire celui qui le regarde trop rapidement, trop superficiellement, à une interprétation complètement à contresens. 

Les tableaux, de tailles très différentes, qui vont du petit panneau de bois carré ou rectangulaire au grand format d’où émergent des figures plus grandes que nature, semblent appartenir à des univers hétéroclites, parfois même antinomiques. Portraits, autoportraits, allégories, antiques posées comme des natures mortes sur un fond uniforme, figures prométhéennes ou de douceur féminine, obligent le regardeur à scruter les peintures comme autant de fragments de vie mais aussi de la pensée foisonnante de l’artiste, ce que Luca Micheletti résume dans un poème sur les créations présentées comme nées « d’ une multitude de souvenirs… qui sont des traces de [son] être ». Les tableaux sont en effet au premier abord, sombres, âpres, rocailleux comme l’est leur créateur. La matière des panneaux, souvent des morceaux de bois de chêne récupérés ici et là, laisse apparaître le bois brut, épais, plein d’échardes, irrégulier dans ses contours et son épaisseur. Marcos Lozano applique à ce support rugueux une peinture parfois épaisse, empâtée ou au contraire d’un grand fini, très léchée. Des coulures, des taches, des éclaboussures, des griffures mais aussi des amputations du support lui-même attaqué sauvagement au ciseau, côtoient des morceaux de peinture d’un fini académique impeccable. 

Cette maîtrise parfaite de la technique, du dessin et de la couleur, Marcos la revendique avec fierté, comme une forme de probité de l’artiste à une époque, où la perfection technique est boudée, voire méprisée par beaucoup d’artistes. On retrouve ici le sens de la formule empruntée à Cyprien Norwid, que le peintre a mise en exergue sur son site internet, « la beauté donne de l’enthousiasme au travail, le travail reconstruit ». Car il s’agit bien de reconstruction. Celle de l’Homme, perdu dans le monde post-moderne. Perdu parce que conduisant sa vie comme il l’entend, guidé exclusivement par ses envies, ses passions charnelles et une raison devenue folle.

Cet Homme, image d’une humanité qui ne trouve plus de sens à sa vie, qui n’obéit plus qu’à ce que sa propre intelligence – forcément limitée- lui dicte, est celle de ce Sisyphe que Marcos a peint déjà à deux reprises. Dans la première version, le titan condamné est assis, perclus de douleur sur son rocher. Seul. Désespérément seul. La deuxième version, nous le montre cette fois, allongé, jaillissant d’un univers obscur, d’une noirceur impénétrable. Il est enfermé, tourné sur lui-même, condamné à un isolement carcéral, par refus de se donner à l’autre. Il porte en lui sa propre condamnation, condamnation qu’il a lui-même prononcée. On pourrait à ce stade interpréter l’œuvre de Marcos comme celle d’un désespéré. Or, c’est exactement le contraire. Cette noirceur apparente n’est qu’illusion. Marcos Lozano s’ancre en effet non seulement dans la grande tradition des peintres espagnols du Siècle d’Or, qu’il revendique, mais aussi dans celle d’une mystique des ténèbres développée avec tant de brio par Saint Jean de la Croix. Il s’agit alors pour l’artiste de rendre visible cette nuit obscure, pleine d’angoisse mais aussi d’amour profond.

Les figures émergent d’un fond noir opaque comme générant leur propre lumière. Ou plutôt, comme reflétant une lumière dont on ignore la source. Et pour cause ! Cette lumière n’appartient pas au tableau proprement dit. Elle est l’équivalent pictural de la lumière dont le Christ ressuscité rayonne au sortir du tombeau dans la nuit de Pâques et qui aveugle les soldats. On retrouve la même âpreté des ténèbres peintes par Diego Vélasquez dans le Christ de San Placido du musée du Prado à Madrid. On pense aussi aux tableaux de Francisco Ribera, dont les figures monumentales jaillissent de ténèbres sans fond avec une douceur bien éloignée de la réputation de peintre morbide qu’on lui prête souvent.

Face aux apparences trompeuses que cultive notre société, Marcos Lozano peint l’Homme perdu dans les ténèbres de ses propres sens. L’Homme qui cherche à se débrouiller seul, qui pense qu’il peut par ses seules forces vaincre les ténèbres qui l’entourent, les angoisses indicibles qui empoisonnent sa vie. Or, les peintures de Marcos nous montrent que de cette nuit obscure des sens émerge une beauté, une vérité que le monde ne connait pas. C’est le sens du grand tableau représentant un homme grandeur nature, d’un réalisme presque dérangeant, qui cherche sa route dans la nuit au milieu d’une sombre forêt, équipé d’une petite lampe qui n’éclaire pratiquement rien, métaphore de l’Homme qui suit la route de sa vie dont il ne sait rien, à tâtons.  Rien de désespérant pour autant ! Ce qui compte pour cet Homme, c’est le cheminement avec cette lumière qui le guide. Une lumière qui semble dérisoire face à la masse énorme de l’obscurité mais une lumière qui brille avec constance et le guide sûrement.

C’est le sens aussi, il me semble, de la récurrence du thème de la cécité dans l’œuvre de Marcos Lozano. Non pas une cécité, mais un aveuglement.

Aveuglement du peintre dont les yeux sont crevés. Aveuglement de la femme aimée, dont le regard est biffé d’un coup de pinceau. Aveuglement d’une humanité guidée par les songes d’une raison qui, nous le savons depuis Goya, n’engendre que des monstres.

L’œuvre de Marcos Lozano se situe donc à la frontière de la tragédie de la vie et de la beauté. Il l’affirme avec force: « Mon œuvre est située toujours en confrontation d’une expérience de la Beauté d’une manière tragique, en conscience du fait que notre existence se débat sans cesse entre une débordante allégresse de nous savoir existants, et une profonde angoisse face à la réalité de la mort ». La beauté est donc pour lui un mystère ineffable, mais un mystère qui sauvera le monde. L’art est une chose sérieuse, vitale, essentielle à l’Homme contemporain, car il dit quelque chose du divin. Il permet à chaque homme de penser ou plutôt de vivre à nouveau la transcendance, en un mot de rouvrir le ciel. 

C’est ainsi que l’on doit comprendre, Lumen, un tableau qui représente une forme fantomatique dorée qui naît des ténèbres. Il ne semble demeurer que la forme d’un corps qui aurait disparu laissant seulement la trace d’un passage. Le tissu évoque une couverture de survie. Comme souvent, l’œuvre est inquiétante et magnifique. On est tenté de penser au verset 1 du chapitre 9 d’Isaïe : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi ».

 

Face à l’amertume, Marcos peint la certitude d’une vie éternelle, pour aujourd’hui.  Un « aujourd’hui » où la mort, si elle est bien présente, n’a déjà plus de prise sur l’Homme. Son œuvre Sans titre, qui représente une femme, coiffée d’un chignon complexe qui dévoile une longue nuque sensuelle, dit assez que la beauté peut nous faire goûter cette vie éternelle malgré la présence de la mort. La jeune femme est placée de dos, le visage caché par une poutre verticale qui peut évoquer la croix sur le Golgotha. Cette femme, c’est Marie-Madeleine au pied du Seigneur mourant qui la rachète au prix de son sang et qui la transfigure. Mais cette croix, c’est aussi ce qui nous fait souffrir chaque jour, ce qui nous empêche d’être heureux, d’être en communion avec les autres. Cette femme au pied de la croix est en réalité chacun de nous. 

C’est le sens aussi d’un merveilleux petit tableau, presque carré, une sorte d’icône, intitulée : « donde te escondiste amado » qu’on pourrait traduire par « Où t’es-tu cachée mon aimée ? ». Le beau visage de la jeune femme peinte avec minutie a été mutilé, coupé en deux par des coups de ciseau du sculpteur. On pourrait y voir dans un désolant contresens une volonté de profaner la beauté du modèle. Au contraire, chez Marcos Lozano, la chair dans une conception paulinienne ne fait qu’un avec l’esprit. L’attaque du bois du tableau, du visage peint, laisse apparaitre la matière brute, épiphanie de la vraie beauté derrière des apparences trompeuses, aussi séduisantes soient-elles. La beauté de la femme est alors libérée des contingences éphémères. Le temps n’a plus de prise sur la dégradation du corps. Seule demeure une beauté éternelle, une beauté transfigurée. 

On pourrait multiplier les exemples en piochant au hasard dans l’œuvre de Marcos. Ainsi Self-portrait, représente le visage de l’artiste, peint avec minutie dans son atelier, le front troué laissant apparaitre les viscères du panneau de bois. Il ne s’agit pas d’automutilation, de destruction de l’œuvre dans une démarche dadaïste de faire table rase du passé. Tout au contraire, il s’agit de crucifier une raison étriquée qui interdit de voir l’essentiel – toujours invisible – et de faire apparaitre à la lumière une vérité bien plus grande et bien plus belle que tout ce que nous pouvons imaginer.

On peut dire que d’une certaine manière la démarche artistique de Marcos Lozano est de peindre et de sculpter comme on prie. L’artiste questionne sa création, s’interroge sur ce qu’est être un artiste dans un monde sécularisé qui s’est coupé de la source même de la création et dans un milieu artistique qui a renoncé à annoncer la Vérité à travers la beauté de l’œuvre d’art, médium d’un discours universel capable de parler à tous les hommes.

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